Je suis né dans une famille d'artiste. Les muses s'étaient penchées très tôt sur mon berceau. Tout me prédestinait à une carrière sur les planches, au beau milieu d'un cercle de lumière. J'étais voué à me nourrir d'applaudissements, à vivre à travers les prunelles ensorcelées d'un public en transe. J'étais le parfait instrument pour que l'Art avec un A puisse prendre chair et faire vibrer les humains. Mon père est un violoniste de renom. Américain de souche, mes grands-parents durent l'envoyer en Angleterre à l'âge de 12 ans pour poursuivre ses études musicales. Son niveau était tel qu'aucun professeur ne pouvait suivre ses progrès. A 14 ans, il dirigeait une troupe de violonistes à Londres. Tous étaient plus âgés que lui. Ma mère, quand à elle, est actrice de théâtre. Au lieu des contes de Grimm, ses parents lui lisaient des pièces de Molière ou de Racine. C'est avec naturel que ses pas la menèrent en France où elle fut l'une des élèves du prestige "Cours Florent" dont elle sortit en croulant sous les propositions. Mes parents n'ont jamais eu de réelles attaches. Toujours sur les routes, suivant sans cesse la troupe dans laquelle ils se sont rencontrés et rapprochés, nous n'avons jamais eu de vraie maison à nous. Je n'ai jamais eu de petit voisin avec qui faire du vélo ou d'ami avec qui faire mes devoirs. Pendant quelques temps, on me déposait chez mes grands-parents, mais jamais très longtemps. Mes parents me récupéraient rapidement et je repartais de plus belle avec eux. Je regrette parfois de ne pas avoir eu une enfance normale avec des goûters d'anniversaire, des heures de retenue, des lignes à copier ou une vieille voisine bizarre à traiter de "sorcière". Mais d'un autre côté, j'ai eu une chance formidable de grandir parmi une véritable communauté, unie, soudée, faisant front ensemble. C'est au contact de cette troupe que j'appris à jouer du piano, du violon, à chanter. Je suis même capable de coudre et de maquiller. Mais ma véritable passion me consuma lorsque j'avais neuf ans.
J'ai toujours considéré la danse comme quelque chose de très...nul. Gamin, je trouvais ridicule la façon dont les gens pouvaient gesticuler. Par contre, manier un archet ou souffler dans des cuivres étaient hautement plus honorable à mes jeunes yeux. Et lorsque je le vis...mon opinion changea du tout au tout. C'était une étoile japonaise. Un jeune danseur venu tout droit d'un village perdu sur une île tout aussi perdue du Japon. J'étais installé dans les fauteuils rouges d'un opéra, assistant d'un œil morne aux répétitions des danseurs, jouant entre les strapontins lorsque les premières notes de l'Adagio d'Albinoni envahirent l'espace. Je levais les yeux sur la scène m'attendant à voir un spectacle connu. Ce japonais faisait bien plus que danser. Il me donnait l'impression que les notes déchirantes du morceau le transperçaient faisant saigner son âme et tordant son corps de douleur. Il était tour à tour léger, gracieux et soudain toute la tristesse de la musique rendait ses gestes plus lourds presque douloureux à esquisser. Je suis resté béat, hypnotisé, incapable de détacher le regard de cet homme qui n'interprétait pas un rôle mais vivait réellement et passionnément la musique. Et tandis que le morceau continuait, tout disparaissait à ma vue. Et quand des larmes roulèrent le long de mes joues enfantines, je ne distinguais que cette silhouette fine et élancée, véritable fantôme du héros d'une tragique histoire.
Ce jour-là...je sus que je voulais être comme lui, faire comme lui. Je voulais servir la musique, en être possédé, totalement soumis.

La suite? Il vous suffit de faire une simple recherche Internet ou de lire quelques articles dans les revues spécialisées. Ma vie n'a été qu'une inexorable ascension vers la gloire, la renommée. On me considérait comme un véritable génie, l'étoile montante de la profession. Tout le monde se déchirait pour m'avoir que l'on soit chorégraphe, agent artistique, journaliste, groupie. Je quittais l'Angleterre pour les Etats-Unis avec un seul rêve...faire plier Broadway, posséder cet univers mythique, en devenir l'amant. Et j'y parvenais. J'étais ambitieux et je ne reculais devant rien pour parvenir à mes fins. J'éblouissais les metteurs en scène, je possédais littéralement les scènes occultant le reste de la troupe. J'étais exempt de casting mon simple nom suffisait à m'ouvrir les portes les plus closes. J'étais l'enfant chéri de la danse. Le chouchou des journalistes. Je ne rechignais jamais à me donner en spectacle lors d'une interview. Je créais le scandale en m'affichant avec un homme mais on me pardonnait tout. Gâté. Choyé. Béni.
Et puis, il y eut ce jour funeste. Ce jour qui me volera tout sauf la vie. Oh comme j'ai haï ce souffle qui soulevait toujours ma poitrine. Comme j'ai détesté ce coeur qui refusait d'arrêter de battre. Les accidents sont rarement intelligents et lorsqu'il n'y a aucun coupable à désigner ils sont d'autant plus douloureux. A qui en vouloir? Sur qui rejeter la faute, transposer sa haine? Un malheureux, un triste concours de circonstances. Le conducteur de la voiture n'était ni un chauffard ni un soiffard. C'était un brave père de famille sans histoires qui ne pouvait me voir traverser la rue. Une voiture trop haute et malgré tout bien garée, n'enfreignant aucune loi, me cachait à sa vue. L'impact sera violent. Le vent a sifflé à mes oreilles lorsque le véhicule me faucha. Le soleil m'éblouissait tandis que j'avais l'étrange impression de planer. Je me souviens que mon dos a rebondi sur quelque de terriblement dur et pourtant fin. La douleur fut si intense et si brève que je préférais perdre connaissance avant même que ma tête ne heurte l'asphalte.
Plus de danse mais des séances de rééducation stérile. Plus d'entrechats mais quatre roues à apprendre à diriger. Plus de scènes je ne suis plus qu'un spectateur. Pour Abraham, je m'efforce d'être fort, de ne pas baisser les bras, de me battre au quotidien. Grâce à lui, je ne sombre pas, je ne m'abîme pas dans ce passé glorieux même s'il m'arrive souvent de feuilleter le book dans lequel j'ai réuni tous les articles parlant de moi. J'effleure du bout des doigts ces clichés brillants où je suis au milieu d'une flaque de lumière. Il me semble pouvoir entendre encore les applaudissements, percevoir cette formidable énergie que seul un public conquis peut vous fournir...sensations fugaces que je ne vivrais certainement plus. Alors, je referme le livre et le range sur l'étagère du souvenir avant de diriger mon fauteuil vers mon ordinateur où je couche, jour après jour, mes souvenirs.
Je ne veux pas de la pitié des gens.
Je ne veux pas de leurs regards contrits.
Je ne veux pas entendre de "désolé", "c'est terrible ce qui vous est arrivé".
Mais je ne peux pas rester enfermé dans cet appartement où j'étouffe chaque jour un peu plus. Il faudra bien que l'étoile qui est tombée si brusquement du ciel retrouve l'extérieur.