Assise, je plonge mon grand regard bleuté dans celui de cette femme. Elle a au moins une cinquantaine d’année, son regard brun me fixe, tandis que mes pensées s’éparpillent un peu. Cela fait maintenant deux ans que je viens régulièrement poser mes petites fesses parfaites, selon certains dires, sur ce grand sofa rouge et que je la fixe, sans prononcer un mot, ou presque. En réalité, je n’ai aucunement envie de tout déballer, pas à cette inconnue au regard vieilli par les années passées. Pourtant, elle n’a pas l’air méchante, au contraire, elle a l’air de l’une de ces mamies gâteaux, douces et généreuses. D’ailleurs, elle le dit souvent, elle est là pour m’aider. Je lève les yeux sur ses diplômes, suspendus au mur. Elle doit être intelligente, puisqu’elle semble issue d’une grande université anglaise. Je baisse les yeux finalement, tandis que sa voix douce résonne à mon oreille, telle une mélodie déjà trop entendue.

MME TYLERS – Mademoiselle Booders, parlez moi de votre enfance…

Qu’est ce que je pourrais bien lui raconter ? Mon enfance est celle d’une enfant tout à fait normale, je suis née dans une famille où j’ai été désirée, j’ai eut tout ce dont j’ai toujours rêvé, que ce soit des poupées, ou des vêtements, ma mère bien que trop absente s’arrangeait toujours pour me combler de cadeaux. Peut être que sa présence aurait pourtant eut plus d’impact dans ma vie, mais je me suis contentée de ses présents, et ce fut parfait ainsi. Je crois. Je ne sais pas vraiment à vrai dire, dénigrer mes parents n’est pas simple, pas oralement tout du moins. Parce que dans le fond, ils ont voulut le meilleur pour moi. Ma mère était photographe, sa passion la submergeait, mais au moins elle a réussit dans sa vie, elle a vécut de sa passion et c’est tout le mal que l’on peut souhaiter à une personne. Mon père était un homme chaleureux, un de ces hommes doux et affectueux, avec ses maîtresses tout du moins. Mon père n’a jamais été là non plus, en réalité, c’est Rosie, une brésilienne magnifique, au sourire parfait et à la douceur irréprochable qui a pris soin de moi. Qui a soigné chacune de mes blessures enfantines, qui a rassurée chacune de mes angoisses, qui a dormit à mes côtés lorsque j’étais malade, qui m’a aidé lorsqu’à l’école je ne suivais plus. Oui, Rosie est l’égérie de mon enfance.

ANN – Mon enfance est une enfance tout à fait normale, il n’y a rien à dire sur celle-ci.

Ses sourcils se froissent, elle n’a pas l’air totalement convaincue, pourtant, elle lit dans mon regard qu’elle n’aura rien de plus de moi, rien de plus que ces quelques mots maladroits, pour lui faire comprendre que non, je n’ai pas envie de parler de moi, que non, ma vie n’a rien de si grave, qu’il n’est pas primordiale qu’un psychologue s’y penche dessus. Je me laisse tomber totalement en arrière, ma chevelure blonde se coince entre mon dos et le fauteuil, mes yeux, légèrement maquillé se plisse à cause du faible rayon de soleil qui traverse la pièce, et je vois les lèvres de mon interlocutrice bouger à nouveau.

MME TYLERS – Alors commençons par votre adolescence…

Je soupire, faiblement, mais assez fort pour qu’elle ne l’entende. Mon adolescence n’est que la continuité de cette enfance banale. Des heures à jouer aux poupées abandonnées pour des séances maquillages. Les goûters d’anniversaire transformés en fêtes d’adolescents. Le collège, puis le lycée, les soirées entre filles, puis les nuits de débauches. Les premiers petits amis, les premiers amours, les premières fois. Moi, je me rappelle encore de son visage, de ses grands yeux amoureux, du moins, en apparence. De sa façon si tendre de me parler pour me complimenter, de ses mains baladeuses et de notre première fois, ensemble, je crois que j’étais vraiment amoureuse à l’époque. Je crois, mais je ne suis sûre de rien en réalité. C’était étrange, à la fois heureuse et triste. Mais tout n’a pas duré, enfin, si, mais pas éternellement, après un an d’amour, il a été voir ailleurs. J’ai ouvert les yeux ce jour là, je n’étais peut être pas la fille idéale. J’ai culpabilisé, je m’en suis voulut, et je me suis fait du mal. D’abord j’ai cessé de manger pour paraître plus maigre, j’ai vomis chaque gramme avalé, et j’ai tailladé mes bras, jusqu’à ce que je sois sauvé de nouveau, il était beau, grand et fort. Je le voyais comme cela en tout cas, il m’a aidé à avancer, j’ai cru à nouveau en l’amour, et il a déménagé. Désillusions, peine, joie, fous-rires, pleurs, une adolescence comme les autres, semées d’embuches et de troubles, de joie et d’amitiés. Rien qui ne vaille la peine d’être dit.

ANN – Rien de bien passionnant.
MME TYLERS – Alors parlez-moi de cet évènement troublant…

A cet instant, mon sang boue dans mes veines, mon corps se redresse machinalement. Je ne veux pas. Hors de question. Mes parents ne m’auront pas à ce petit jeu là. J’accepte de consulter pour qu’ils me laissent mais à croire qu’ils ne peuvent pas. Il a fallut qu’il lui explique ce dont ils veulent que je parle. Je tente de garder mon calme. Qu’est ce qu’elle veut que je lui dise ? Je pince mes lèvres, tentant tant bien que mal de me contenir, mais c’est peine perdue, mon impulsivité me rattrape.

ANN – Je vois que de toute façon vous savez déjà tout. Pour le bébé, que j’ai dut tuer pour leurs beaux yeux, ce choix qu’ils ont fait à ma place, le fait que je leur en veuille depuis et que j’ai décidé de les fuir. Ils me sont nocifs, c’est compris ? A tel point qu’ils balancent ma vie sans ma permission ? Oui. J’ai encore mal d’avoir été forcée d’avorter, d’ailleurs vous pouvez le répétez à ma mère qu’elle culpabilise un petit peu. Mais non, je ne ferais pas de travail sur moi pour cet épisode douloureux, parce que la colère née de tout cela, c’est la source principale de mon énergie. C’est grâce à leur erreur à eux qu’aujourd’hui je ne suis plus leur fille chérie. D’ailleurs, dites leur aussi que je suis heureuse loin d’eux. Bon sang ! Et qu’ils me lâchent une bonne fois pour toute !

Ce flot de paroles se déverse en un temps record, je me relève, m’empare de mon sac à main et rejoint la sortie, d’un pas décidé et franc, je me hisse dehors et claque la porte derrière moi. J’en ai plus qu’assez maintenant.