La pluie ne cessait plus de tomber depuis le début de la journée. Seattle était recouverte par un nuage noir qui ne laissait entrevoir aucun rayon de soleil et qui plongeait toute la ville dans une sorte de pénombre angoissante et apocalyptique. Assise sur le rebord de la fenêtre qu'elle avait dans sa chambre, Ana observait le chaos qui régnait dans la rue juxtaposée au minable immeuble dans lequel elle vivait en compagnie de son frère aîné et de sa mère, femme au chômage qui ne touchait qu'un faible revenu versé par les caisses sociales. Les voitures étaient bloquées par le peu de visibilité que le temps leur offrait. Plus la journée avançait, et plus le climat se dégradait. La brume étendait à présent son énorme manteau cotonneux et humide un peu partout et le bruit des klaxons raisonnaient jusque dans la minuscule pièce qui faisait office de chambre à la jeune femme. Vêtue d'un training gris pas très affriolant, elle poussa un long soupir sans détacher son regard de ce spectacle désolant. Ana était une femme relativement grande pour ses 17 ans, elle possédait tout ce qui faisait le charme d’une jeune adolescente à l'allure modeste. Elle avait grandi à Seattle, c'est d'ailleurs ici qu'elle était née. Née d'une union qui n'avait pas tenu longtemps puisque son père, un incapable notoire et bourru, avait quitté sa mère alors qu'elle n'avait encore que 1O ans. Dès lors, toute la famille s'était retrouvée dans la misère. Auparavant, Ana avait connu le luxe d'être une fille d'avocat, le goût des choses bien faites et de la grande résidence. Sa mère, elle, n'avait plus travaillé depuis son mariage et n'avait aucune formation bien définie, c'est pourquoi, lorsque son imbécile de père la quitta, elle se retrouva sans un sou en poche et surtout dans l'incapacité totale de travailler. Depuis, c'était à Ana et à son frère aîné de tenir le foyer et de ramener à la maison de quoi vivre, ou survivre... tout dépendait du point de vue que l'on prenait.

La vie à la maison n’était donc pas des plus évidentes pour Ana, mais elle s’y était rapidement habituée. D’autant plus que son frère aîné, Elias, était un être merveilleux qui savait prendre soin d’elle. Ils avaient 12 ans de différence et Elias était en quelque sorte son ange gardien. Le jeune garçon, âgé de 21 ans, portait une coupe de cheveux un peu étrange et révolutionnaire d’une couleur dorée à faire damner un saint, il était mince et chétif mais quelque chose sur son visage ne pouvait vous laisser complètement indifférent au charme qu’il dégageait. Il fallait bien l’admettre, Elias était un très beau garçon et Ana était très heureuse de savoir qu’elle pouvait compter sur lui. Car depuis la naissance de la jeune fille, Elias s’était fait la promesse de toujours veiller sur elle, voilà pourquoi, au fils des ans, ils étaient devenus si proches qu’il était presque impossible de les séparer. Ana n’imaginait plus vraiment sa vie sans son frère aîné et c’était réciproque. La pluie continuait de tomber et les gouttes perlaient sur la vitre contre laquelle notre jeune adolescente avait posé son front, son air désespéré donnait à cette scène un brin d’ironie. Elle poussa à nouveau un nouveau long soupir en imaginant tout ce qu’elle aurait pu faire en ce lundi férié si seulement il avait fait beau. Il était déjà suffisamment rare d’être en congé un lundi sans qu’en plus de ça la pluie ne vienne s’en mêler. La pluie… et les orages car à présent, d’énormes faisceaux lumineux transperçaient les nuages de temps à autres et étaient régulièrement suivi d’explosions immenses. Le ciel déversait sur la surface de la terre toute sa haine, du moins, c’était l’impression que cela donnait depuis la chambre de Ana.

Doucement, la jeune femme descendit du rebord sur lequel elle s’était assise depuis plus d’une demi-heure. Sa journée aurait dû être parfaite, elle avait même prévu de rencontrer un garçon qui lui plaisait énormément et avec qui elle se sentait enfin prête à franchir le pas. Mais le temps en avait décidé autrement et de ce fait, elle était coincée dans son minable petit appartement bouffé par les cafards et ternis par la poussière depuis le début de la journée. Elle poussa un long et profond soupir en pressant le bouton de sa radio pour laisser la pièce s’envahir d’un énorme brouhaha strident qui ressemblait à de la musique mais qui n’avait rien de commun. Elle se laissa tomber sur son lit en fermant les yeux et tenta d’imaginer une seule seconde à quoi aurait pu ressembler son après – midi si seulement il ne s’était pas mis à pleuvoir. Perdue dans ses rêveries, elle fut néanmoins très vite dérangée par la voix chaleureuse et grave de son frère aîné… Elias !

« - Et si à la place de te plaindre et de ronchonner toute seule dans ta chambre tu venais nous rejoindre au salon pour une partie de cartes Ana ? »

Elle ôta doucement de ses yeux les mains qu’elle y avait déposées pour se retrouver un peu plus seule et tourna le visage vers son frère aîné. Il avait cette façon de se tenir qui la fit sourire docilement pendant qu’elle se redressa sur son séant et qu’elle ramena ses jambes contre son buste. Elle chercha à le défier du regard mais ne pouvait pas s’y résoudre, il agissait sur elle comme un antidépresseur qui la ramenait toujours systématiquement sur la voie de la bonne humeur. Elle rit doucement en secouant le visage et finit par opiner. Elle se dressa sur ses fines jambes et rejoignit son frère dans l’encadrement de la porte.

« - Tu vois… quand tu veux, tu peux ! »

Il passa son bras autour de ses épaules et l’enlaça affectueusement avant de partir avec elle en direction du salon. Elle ne s’imaginait pas alors que cette partie de carte serait sûrement la dernière qu’ils disputeraient en famille.